« J 'AI SOIF, dit-il.
- Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? proposé-je.
- Tu m'apportes à boire, connasse, ou je te casse la
gueule. »
Il n'a pas l'air en colère. C'est souvent comme ça. Parfois,
l'orage se déclenche d'un seul coup. Une seconde, il regarde la télé et, la
seconde d'après, il démolit le salon. D'autres fois, il oscille au bord du
précipice. Pourvu qu'on ait le bon mot ou le bon geste, la crise sera
désamorcée. Mais dans le cas contraire...
Je me lève du canapé. C'est jeudi soir, on est en août à
Boston, et il règne une chaleur et une moiteur infernales. Le genre de soirée
qu'il serait plus agréable de passer sur la plage ou au bord d'une immense
piscine. Naturellement, ni l'un ni l'autre n'est envisageable pour nous. Nous
avons passé l'après-midi enfermés à regarder la chaîne Histoire en nous
prélassant dans l'air climatisé. J'espérais qu'une soirée au calme le
détendrait. Maintenant, je ne sais plus.
Dans la cuisine, j'examine les options qui s'offrent à
moi. Une commande de boisson est un terrain fortement miné : d'abord, deviner
la boisson attendue ; ensuite, choisir le verre/mug/gobelet qui conviendra.
Sans oublier : glaçon ou pas glaçon, paille ou pas paille, serviette de
cocktail ou dessous-de-verre.
Autrefois, je n'aurais pas répondu à une demande aussi
agressive. J'aurais exigé une phrase aimable, un ton aimable. Je ne suis pas ta
bonne, lui aurais-je rappelé. Tu me dois le respect.
Mais les choses changent. Pas d'un seul coup. Petit à
petit, un moment après l'autre, un choix après l'autre. Il y a des morceaux de
soi qu'on ne peut plus jamais retrouver une fois qu'on y a renoncé.
J'opte pour le mug bleu, son préféré ces temps-ci, et de
l'eau du robinet : ça fera moins de dégâts quand, inévitablement, il me jettera
le contenu au visage. J'en ai déjà les mains qui tremblent. Je prends plusieurs
inspirations pour me détendre. Il n'a pas encore basculé. Rappelle-toi qu'il
n'a pas basculé. Pas encore.
J'emporte le mug dans le salon et je le pose sur la table
basse en verre tout en observant, les paupières mi-closes. Si ses pieds restent
bien à plat au sol, je continue à chercher l'apaisement. S'il est déjà agité de
mouvements convulsifs, s'il tape du pied par exemple ou s'il roule de l'épaule,
de cette manière qui annonce souvent un brusque et puissant coup de poing, je
déguerpis. Aller jusqu'au bout du couloir, attraper le lorazépam et le shooter.
Croyez-moi : il y a des morceaux de soi qu'on ne peut plus
jamais retrouver une fois qu'on y a renoncé.
Il prend le mug, les pieds immobiles, les épaules relâchées.
Il boit une petite gorgée pour goûter, se fige... Repose le mug.
Je recommence tout juste à respirer lorsqu'il attrape le
mug en plastique et m'en assène un violent coup sur la tempe.
Je vacille, non pas tant sous la force du coup que de la
surprise.
« C'est quoi, cette merde ? » hurle-t-il, à deux doigts
de mon visage dégoulinant.
« C'est quoi, cette merde ?
- De l'eau », réponds-je bêtement.
Il essaie à nouveau de m'assommer, arrosant encore le canapé,
puis la course-poursuite s'engage : je me rue vers l'armoire à pharmacie des
toilettes du bas, tandis que lui cherche à tout prix à me plaquer au sol pour
me frapper la tête contre le parquet ou me prendre à la gorge.
Il m'attrape par la cheville sur le seuil du salon. Je
tombe lourdement sur le genou droit. Par réflexe, je donne un coup de pied en
arrière. Je l'entends rugir de frustration lorsque je me dégage et avance
encore de quatre foulées.
Il m'attrape par la taille et m'envoie valser contre le
lambris. La cimaise me rentre dans les côtes et me meurtrit.
« SALOPE ! Salope, salope, salope.
- Je t'en prie », murmuré -je. Sans raison valable. Peut-être
parce qu'il faut bien dire quelque chose. «Je t'en prie, je t'en prie, je t'en
prie. »
Il m'attrape par le poignet et serre si fort que je sens
les petits os grincer les uns contre les autres.
« Je t'en prie, chéri, murmuré je à nouveau, d'une voix
que j'essaie désespérément de rendre apaisante. Je t'en prie, lâche-moi, chéri.
Tu me fais mal. »
Mais il ne lâche pas. J'ai mal interprété son attitude,
je n'ai pas su lire les signes et maintenant il est passé du côté obscur. Rien
de ce que je peux dire ou faire n'a d'importance. C'est un fauve, il lui faut
une victime.
Et je me dis, comme souvent dans ces moments-là, que je
l'aime encore. Je l'aime tellement que cela me brise le cœur, plus que les os,
et que je dois, même à cet instant, faire attention. Je ne veux pas lui faire
de mal.
Dans la seconde qui suit, je lui envoie un coup de pied
qui l'atteint derrière le genou. Il s'effondre et je lui arrache ma main. Je me
précipite vers les toilettes, j'ouvre à toute volée l'armoire à pharmacie et
cherche fébrilement le flacon orange.
«Je te tuerai ! rugit-il dans le couloir. Je te donnerai
un million de coups de couteau. Je t'arracherai la tête. Je te boufferai le
coeur, je te saignerai. Je te tuerai, je te tuerai, je te tuerai. »
Ensuite, ce bruit que je n'ai pas envie d'entendre : le
claquement de ses pieds nus dans le couloir lorsqu'il fait demi-tour et court
vers la cuisine.
Lorazepam… Dans ma hâte, je heurte le flacon, qui tombe
par terre et roule sur le carrelage.
J'entends un autre cri, un cri de fureur sans mélange, et
je sais qu'il vient de découvrir que j'ai mis les couteaux de cuisine sous clé.
J'ai fait ça il y a deux semaines, en pleine nuit, pendant qu'il dormait. Il
faut garder un coup d'avance. Obligé.
Le lorazépam a roulé derrière la cuvette. Mes doigts
tremblent trop. Je ne peux ni l'attraper, ni le faire rouler. Du vacarme
maintenant. Les portes des placards rouge cerise brutalement ouvertes, les
tasses, les assiettes, les plats jetés sur le carrelage importé d'Italie. Il y
a des années que j'ai tout remplacé par de la mélamine et du plastique, et ça
le rend encore plus fou de rage. Il faut qu'il mette la cuisine sens dessous
dessus, c'est systématique, même si l'impossibilité de casser ne fait
qu'accroître sa fureur.
Encore un grand fracas, puis le silence. Je me surprends
à retenir mon souffle, puis je me penche sur les toilettes en cherchant ce
fichu flacon à tâtons. Le silence qui se prolonge m'inquiète encore plus que le
saccage.
Que fait-il ? Qu'a-t-il découvert ? Qu'est-ce qui m'a
échappé?
Bon sang, il me faut ce lorazépam, vite.
Je m'oblige à respirer pour calmer mes nerfs à vif. Une
serviette, voilà la solution. La tire-bouchonner, la glisser derrière la
cuvette, pousser le flacon de l'autre côté. Bien joué.
Les comprimés de tranquillisant bien en main, je me
faufile dans le couloir de ma maison désormais silen
cieuse, déjà terrifiée par ce que je pourrais découvrir.
Un pas. Deux, trois, quatre...
Je suis presque au bout du couloir. Un séjour spacieux à
gauche, suivi de la salle à manger qui communique avec la cuisine suréquipée à
droite, le tout se terminant par l'entrée voûtée. Je jette un œil derrière le
ficus moribond dans le coin, puis j'entre à pas de loup dans le séjour, en
surveillant les endroits où il pourrait être embusqué derrière le canapé
d'angle, à côté du vieux meuble télé ou derrière les rideaux de soie en loques.
Lorazépam. Putain, où il est, le lorazépam ?
Qu'est-ce qui m'a échappé ? À quoi n'ai-je pas pensé et
que va-t-il m'en coûter ?
D'autres images se bousculent dans ma tête.
Le jour où il a surgi du garde-manger armé d'un
attendrisseur à viande en bois et où il m'a fêlé deux côtes avant que je
parvienne à m'enfuir.
Ou la première fois où il a pris un couperet et visé mon
bras, mais où il s'est également ouvert la cuisse dans son accès de rage. J'ai
eu peur qu'il se soit sectionné une artère et qu'il se vide de son sang si je
m'enfuyais, alors j'ai tenu bon et je lui ai repris le couteau de haute lutte.
Ensuite je l'ai consolé pendant qu'il sanglotait de douleur, et le sang de nos
deux plaies a imbibé le tapis persan de notre belle entrée voûtée.
Pas le moment de penser à ces choses-là. Rester
concentrée. Le trouver. Le calmer. Le droguer.
Je traverse le séjour sur la pointe des pieds et je me
dirige vers la salle à manger ; je scrute tous les coins sombres, je guette
d'éventuels bruits dans mon dos. La cuisine donne également sur l'entrée. Il
lui serait donc facile de faire le tour pour m'attaquer par derrière.
Un pied devant l'autre. Pas à pas, en tenant le flacon de
médicaments comme une bombe de gaz lacrymogène.
Je le retrouve dans la cuisine. Le jean baissé, il est en
train de déféquer sur le tapis. A mon arrivée, il lève les yeux et une
expression de triomphe mauvais passe sur son visage.
« Qu'est-ce que tu dis de ton précieux tapis maintenant ?
Ricane-t-il. Il n'est plus aussi intéressant, hein ? »
Je m'approche de lui sans trembler et je lui tends le
flacon de lorazépam. « Je t'en prie, chéri. Tu sais que je t'aime. Je t'en
prie. »
En guise de réponse, il ramasse des excréments et s'en barbouille
le ventre.
«Je te tuerai »,
dit-il, plus calmement, comme une chose anodine.
Je ne dis pas un mot, je me contente de lui tendre le
flacon de comprimés.
«Je ferai ça en pleine nuit. Mais je te réveillerai,
d'abord. Je veux que tu saches. » .
Je lui tends les comprimés.
« Tu as enfermé les couteaux, me nargue-t-il, tu as
enfermé les couteaux. Mais est-ce que tu as enfermé tous les couteaux ? Hein,
hein, hein ? »
Il sourit, avec jubilation, et mon regard se tourne
instinctivement vers l'égouttoir, dont le contenu gît désormais éparpillé sur
le sol de la cuisine. Est-ce qu'il y avait un couteau dans cet égouttoir ?
Est-ce que j'en ai lavé un ce matin ? Je ne m'en souviens plus et ça va me
coûter cher. Il y a toujours quelque chose qui va me coûter cher.
Je tourne le bouchon du flacon. « C'est l'heure de te
reposer, mon cœur. Tu sais que tu te sentiras mieux quand tu te seras reposé un
peu. »
Je renverse quelques comprimés dans ma main et je
m'approche ; je sens la chaleur et la puanteur de son corps à plein nez.
Lentement, je lui ouvre la bouche d'un doigt et pousse le premier comprimé à
dissolution rapide contre sa joue.
De son côté, il pose sa main souillée sur ma gorge et,
presque avec tendresse, me caresse le creux du cou.
«Je te tuerai rapidement, me promet-il. Avec un couteau.
J'enfoncerai la lame. Juste ici. »
Il frôle du pouce mon pouls affolé, comme s'il répétait
le coup mortel dans sa tête.
Ensuite je vois les muscles de son visage se décrisper à
mesure que le médicament agit. Sa main retombe et il sourit de nouveau. Avec
douceur, cette fois-ci. Un rayon de soleil en plein orage, et j'ai envie de
pleurer, mais je ne le fais pas. Oh que non.
Il y a des morceaux de soi, tellement de morceaux de soi,
qu'on ne peut plus jamais retrouver une fois qu'on y a renoncé.
Dix minutes plus tard, je le mets au lit. Je lui retire
ce qui reste de ses vêtements. Je lui passe un gant de toilette savonneux sur
le corps, même si je sais d'expérience que sa peau va garder un moment l'odeur
des excréments. Plus tard, il m'interrogera là-dessus et je lui mentirai, parce
que c'est ce que j'ai appris à faire.
Je le lave. Je me lave. La vaisselle passera au
lave-vaisselle et sera rangée dans les placards. Le tapis sera sorti sur le
trottoir le jour des poubelles. Mais tout ça peut attendre.
Pour l'instant, dans le silence qui suit la tempête, je
retourne dans sa chambre. Sous la lumière de la lampe, j'admire ses traits
paisibles et immobiles. La boucle de cheveux qui forme un épi doré juste
au-dessus de sa tempe gauche, la petite moue que dessinent toujours ses lèvres
dans son sommeil, comme un bébé. Je caresse la douceur de sa joue. Je prends sa
main, détendue à présent, qui ne fait pas mal, qui ne détruit pas, et je la
garde dans la mienne.
Et je me demande si c'est cette nuit qu'il va finalement
me tuer.
Je vous présente Evan, mon fils. Il a huit ans.
Livre papier : 20euros. Disponible en Bibliothèques de prêt
Auteur | Lisa Gardner |
---|---|
Traduction | Cécile Deniard |
Editeur | Albin Michel |
Date de parution | 29/08/2012 |
Collection | Special Suspense |
ISBN | 2226243046 |
EAN | 978-2226243041 |
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